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Son inquiétude à observer le monde l'incite à l'introspection et à transcrire dans un souci permanent de l'esthétique le mystère de la vie


La ligne artistique que Carlos Sablón développe en peignant successivement ses femmes au chapeau révèle plusieurs facettes de sa recherche picturale et de sa personnalité. La référence à l'histoire de l'art en est la plus évidente. L'art du portrait a été abordé en Occident par presque tous les peintres du moyen-âge au début du XXème siècle. La manière de Carlos Sablón s'est peu à peu perfectionnée et d'une interprétation quelque peu "académique", il a su trouver sa propre originalité. Son inquiétude à observer le monde l'incite à l'introspection et à transcrire dans un souci permanent de l'esthétique le mystère de la vie.

 

La "Femme au chapeau" de profil montre la nécessaire étude chromatique préalablement réalisée (à force de travail, elle devient plus spontanée), associée au jeu des formes -le drapé notamment hérité des exercices des Écoles Beaux-Arts- et stylisation avec les mèches en volutes de la chevelure, ainsi que la vision symbolique : boucles d'oreille en croissant (là aussi un jeu de contradiction semble exister : princesse ou gitane ?). Mais dans ce tableau, l'artiste n'est pas à l'apogée de son art, la ligne n'est pas encore libre, la couleur harmonieuse et le sens caché subtile.

 

Rembrandt grand collectionneur de chapeaux et de costumes dépeignit son épouse Saskia ainsi coiffée de chapeaux raffinés et parée d'élégants accessoires. Le portrait également de profil est un prétexte à la sophistication. L'ostentation est de mise : tissus de velours, dentelles, aigrettes et autres plumes, fourrures, joyaux ou perles fines. Cette ostentation du maître de la peinture hollandaise n'est cependant pas la préoccupation de Carlos Sablón qui, au fur et à mesure qu'il perfectionne la technique, la métamorphose en une sublime exaltation des matières en mouvement.

Rembrandt, Rubens, Botticelli, Le Parmesan, les grands maîtres de la peinture occidentale inspirent Carlos Sablón qui enchevêtre les références de la Renaissance au XIXème siècle. Les formes sont gracieuses, les matières raffinées, les couleurs harmonieuses. Le tableau engendré est finalement unique, l'artiste a donné sa touche personnelle, madone au long cou de Parmesan mais aussi "citadine", coiffée d'un chapeau de paille noir (Rembrandt) orné de la tour de Babel, majestueuse et sophistiquée devant un paysage à l'italienne évoquant la conquête des Amériques (le navire amiralSanta María de Christophe Colomb).

 

La composition n'est pas nouvelle et pourtant ce n'est plus tout à fait ni Rembrandt, ni Le Parmesan. La citadine ne tient pas l'enfant Jésus dans ses bras, elle ne le regarde pas. Les résonances religieuses ou théologiques ont disparues. Les préoccupations sont celles de ce début du XXIème siècle. Le peintre déroule sous nos yeux une partie de la chronologie de l'histoire de l'art et par la transculturation de son inspiration est cohérent avec son époque. Cette étape marque l'évolution actuelle de la pensée des artistes plasticiens contemporains originaires d'Amérique Latine (descendants d'une multitude de sociétés) qui peu à peu abandonnent ou dévient les références occidentales de leur signification pour en recréer de nouvelles.

Ce portrait hiératique se distingue de la prochaine production de Carlos Sablón, moins mature mais tout aussi impulsive. Presque madone par le recueillement exprimé, le geste des mains, les paupières closes, la femme est revêtue d'un manteau et coiffée d'un étrange chapeau. En arrière plan, un paysage de style Renaissance délimite l'horizon, les arbres se dressent vers le ciel bleu azur.

Ce tableau marque les "débuts" déjà ingénieux, exubérants, qui tendent vers le fantastique -je préfèrerais dire "sensationnel" afin de libérer le travail de Carlos Sablón de la mouvance "Réalisme magique" dit aussi "Visionnaire". Le manteau mordoré n'est plus tout à fait un brocard mais plutôt une parure composée de feuilles végétales -sorte d'hymne à la nature- tandis que le chapeau en est l'allégorie, les méandres du drapé aux nuances de vert se métamorphosent en oiseau au plumage translucide et bleuté, bientôt phénix.


Le coq est le dixième signe du zodiaque chinois (rat, boeuf, tigre, chat, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, coq, chien, cochon).Carlos Sablón a réalisé cette peinture pour l'exposition "Zodiaque" organisée par Lukas Kandl peintre du Réalisme magique.

Cette interprétation du Zodiaque chinois énonce particulièrement bien le phénomène de transculturation élaboré par l'anthropologue et ethnologue cubain Fernando Ortiz Fernández, l'origine des citations iconographiques qui la compose est en effet multiple. Outre le signe du "Coq" chinois, le paysage à l'italienne, le chevalier de la fin du Moyen-Age occidental (heaume avec visière), ou encore l'oeuf et l'allusion philosophique ou recherche des origines des hommes (civilisation sumérienne) qu'il transmet, sont autant de pistes de travail ou préoccupations du peintre. "Le garde" est une peinture de transition, elle contient des éléments disparates qui appartiennent à la série antérieure des Femmes, au thème du Zodiaque, à la série de l'Adamu.

Le travail de transmission des cultures est une étape d'assimilation. Elle répond à une recherche d'identité. Les artistes qui migrent d'un pays à l'autre, y résident et puisent de nouvelles sources d'inspiration, sont des vecteurs d'évolution de la culture et des arts. Citons Léonard de Vinci qui fut exilé et résida à la cour du roi François 1er, Goya qui vécut à Bordeaux, et tant d'autres artistes. Le regard observe avec davantage d'étonnement et de nuances tout en apportant une touche personnelle. L'artiste capte la vie qui l'entoure et en transcrit les faits et détails, il agit tel un médiateur entre ce qui est et ce qui devient.


Ce portrait dans la tradition de l'académie par la pose de trois quart et la noblesse du sujet marque une rupture avec la ligne historique à laquelle se réfère Carlos Sablón. La femme en apparence aristocrate porte un ruban autour du cou comme les coquettes tandis que la robe de velours échancrée dans le dos a la couleur cramoisie des étoffes est de celles portent les reines (Joséphine de Beauharnais par exemple). L'exubérant chapeau dont elle est coiffée pourrait être à lui seul le véritable sujet du tableau, composée de motifs évanescents l'étoffe s'enroule au-dessus de la tête pour former un large ruban aux motifs végétaux puis se noue par devant. La touche de bleu que l'artiste a introduite libère une impression d'immensité, bleu saphir elle contraste avec la tonalité ocre rouge.

 

La modernité de ce portrait est donnée par le traitement du fond, tacheté, motif abstrait qui évoque inconsciemment la fourrure d'un félin. Peut-être rêvons-nous ? L'artiste projette le spectateur à la fois dans le passé et dans le présent. C'est sublime et fascinant. Les réminiscences culturelles sont également à évoquer puisque Carlos Sablón a grandi à Cuba où les femmes se parent de coiffes enrubannées et parfois chargées de fleurs ou de fruits. La coiffe n'est pas une simple parure, elle est aussi une forme de langage qui peut en dire long sur celle qui la porte, de sa situation amoureuse : chasteté, fiançailles, mariage, veuvage ou célibat.

La femme au chapeau est une succession d'interprétations, je dirais "musicales", le chant avant d'être parfait naît du travail préliminaire de vocalises, de l'écoute de l'harmonie, la force des nuances, et le respect du tout (tutti quanti"). La constance de la pensée créative guide le flux des préoccupations artistiques jusqu'à pouvoir enfin les transcrire en langage visuel. Cette intelligence rare et profonde extraite par l'introspection psychique, citons la métaphore "rompre l'os et sucer la substantifique moelle" de François Rabelais, engendre les chefs d'oeuvre de l'histoire de l'art.

La figure féminine évoque les peintures de Raphaël par ses couleurs vives de bleu lapis lazuli, rouge (en particulier la pourpre, l'amarante, le cramoisi, l'écarlate, ou encore l'andrinople) et vert (le vert égyptien est à base de cuivre). Seuls les maîtres reconnus pouvaient avoir des mécènes assez fortunés pour accéder à l'utilisation de pigments précieux. Elle tient entre ses mains un pot de terre et deux épis de blé. L'iconographie représentée synthétise à la fois l'icône de la Vierge et le signe du zodiaque occidental, “une divinité religieuse (Vierge) et Ningursac (déesse sumérienne) évoquant ainsi les origines approximatives de l'humanité.

Derrière elle, le paysage est une allégorie de la peinture renaissante. Les oiseaux apportent une touche de raffinement supplémentaire qui éveille les sens (l'ouïe) et aborde un genre de peinture différent, la nature morte -les anglais disent "Still life" ce qui est plus adéquate- ou "bodegón" (prétextes pour représenter les vanités) qui furent très en vogue dans la peinture flamande du XVIIème siècle , citons le "Concert d'oiseaux de Frans Snyders (1579-1657) conservé au musée du Prado, à Madrid.

 

A la gauche de la Vierge, au pied de l'arbre, un petit macaque peut rappeler les tapisseries de la Dame à la Licorne conservée au musée de Cluny et, en conséquence, corroborer l'allusion aux cinq sens ainsi qu'à sa devise "à mon seul désir". Le titre ajoute une précision quelque peu surprenante puisque cette figure féminine est qualifiée de "Capricieuse" (à moins qu'il ne s'agisse finalement de la vie en elle-même dans un mouvement oscillatoire entre le bien et le mal ?).

Carlos Sablón réalise là un tableau magistral. Il en émane une impression d'espace et d'harmonie. Le regard pensif de la Femme invite à la méditation, la tiare (symbole traditionnel de souveraineté) dont elle coiffée intrigue et oriente la signification générale de l'iconographie sans toutefois en donner la clef, laissant ainsi l'artiste libre de la donner ou non.

 

Cécile Bouscayrol

 

A propos des couleurs du manteau de la Vierge* :

"A partir du XIIIème siècle (un peu avant, même, en certaines région) il doit être bleu pour des raisons à la fois symboliques et iconographiques. Mais ce bleu peut être de n'importe qu'elle nuance, celle que nous appellerions aujourd'hui azur, turquoise, indigo, outremer, etc. ; cela n'a aucune importance ni aucune signification. Ou plutôt cela dépend des préoccupations de l'artiste, du support sur lequel il travaille, de la façon dont il veut faire agir ce bleu sur les autres couleurs. Cela dépend aussi de ses connaissances techniques, des recettes de son atelier, des pigments disponibles sur le marché, à cette date, en ce lieu, pour ce prix. Car cela dépend surtout, du moins pour les oeuvres de grande qualité, des désirs du commanditaire, de la somme qu'il est prêt à payer pour financer l'achat de telle ou telle matière colorante, destinée à peindre en bleu le manteau de la Vierge sur la verrière, la fresque, le panneau de bois ou l'enluminure qu'il fait exécuter. Chaque technique, chaque support de la création artistique possède sa gamme de pigments bleus, du plus ordinaire, tel celui tiré de baies (comme la mûre ou la myrtille) mélangées à un peu de guède, jusqu'au plus coûteux, tel le précieux lapis lazuli."

*Michel Pastoureau, Du bleu et du noir : éthiques et pratiques de la couleur à la fin du Moyen Âge: Médiévales, N°14, 1988. La culture sur le marché. pp. 9-21

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